Suya, une Japonaise en Amérique du Sud

Suya, une Japonaise en Amérique du Sud

Nous nous sommes rencontrées en Bolivie, je l’avais prise pour une native avec son teint sombre et ses traits asiatiques. Elle portait le costume des paysans de la région et vendait des bijoux sur le marché.

Lorsqu’elle s’approcha de moi pour me présenter son artisanat, je compris qu’elle était étrangère à son accent un peu saccadé.

Suya était japonaise, et elle errait depuis deux ans en Amérique du Sud. Elle avait parcouru tout le continent, échangeant ses bijoux contre des repas, en aidant les paysans aux récoltes, en dormant chez l’habitant.

Alors, tout en discutant, nous nous dirigeâmes vers une Chicheria pour faire connaissance.

Les paysans, donc certains connaissaient Suya, étaient ravis de boire de la chicha avec deux étrangères. Ils se mirent à nous souler copieusement en portant des toasts à tout ce qui leur passait par la tête, tant et si bien que lorsque mon compagnon de voyage réussit finalement à me retrouver, nous étions toutes les deux proches du coma éthylique.

Mon compagnon de voyage, Grober, un Bolivien de Sucre, avait un parent à Otavalo, propriétaire d’une finca en bout du village. Il nous prit chacune sous un bras et nous traina tant bien que mal jusqu’à la maison de son oncle.

Là, debout dans le patio, devant cet accueillant vieil homme qui nous tendait la main en guise de bienvenue, Suya eut un haut-le-cœur et se pencha pour vomir sur le béton, l’odeur me saisit et, à ma grande honte, je me mis à rendre aussi.

Mon compagnon était plutôt embarrassé, mais l’oncle siffla dans ses doigts, et deux beaux cochons arrivèrent et mangèrent tout ce que nous avions rejeté avec des grognements de satisfaction. Incident clos, l’oncle devait connaitre les effets dévastateurs de la chicha et le gout de ses voisins pour enivrer les touristes.

La maitresse de maison nous emmena dans une grande pièce très sommaire, nous aida à nous dévêtir et nous installa toutes les deux serrées comme des sardines dans un minuscule petit lit en treillis d’un mètre de large. Elle nous enveloppa dans une pile de couvertures de laine et nous proposa une soupe de poulet, qu’elle nous fit manger elle-même, patiemment, par petites cuillerées. Ensuite, elle nous couvrit jusqu’aux oreilles et éteignit la lumière.

Nous ne pouvions pas bouger du tout parce que le lit nous contenait à peine.

Dans l’obscurité, de fil en aiguilles, elle me raconta toute son histoire qui avait commencé le jour où elle avait posé pied en Amérique du Sud.

Suya était arrivée deux ans auparavant avec sa famille pour faire le traditionnel tour de continent que tous les Japonais font une fois dans leur vie.

Dix jours après avoir atterri, elle avait décidé qu’elle ne retournerait jamais au Japon. Le jour du retour, elle rebroussa discrètement chemin, et ne se rendit pas à l’aéroport. Sa famille choisit de ne pas attendre, pensant qu’elle se débrouillerait pour trouver un vol de retour.

Suya commença son chemin d’errance en Amérique latine. Elle se retrouva rapidement sans argent. Elle marchait ou faisait de l’autostop pour se rendre là où son intuition la guidait. Elle perdit en chemin ses lunettes et ses papiers d’identité, mais s’en préoccupa peu.

Elle apprit à faire des bijoux à partir de graines, de morceaux de bois et de coquillages. Elle se métamorphosa peu à peu pour se confondre avec les Indiens et les voyageurs qui s’étaient pérennisés dans ces contrées.

Depuis qu’elle avait sauté dans cette vie, chaque jour était différent ; elle avait passé des moments difficiles, elle avait surmonté des maladies, elle avait parfois eu faim.

Sur le chemin, elle était quelques fois tombée amoureuse d’un voyageur le temps que la route les sépare. Elle avait aimé passionnément, elle avait fait d’extraordinaires rencontres, vécu des merveilleuses aventures.

Elle qui venait d’un monde où seule la performance avait de l’importance, dans les études, dans la carrière, dans un mariage.

Avant de s’enfuir, elle n’avait jamais eu un instant pour elle, de toute sa vie. Pour répondre aux attentes de ces parents, elle avait travaillé jour et nuit entre l’école et l’apprentissage de la musique.

Suya savait jouer du violon en virtuose, puisqu’elle avait commencé à jouer à l’âge de cinq ans.

Elle avait terminé son cursus universitaire d’architecture et travaillait six jours sur sept dans un bureau d’études, où elle commençait son travail à l’aube et le finissait à la nuit tombée. Elle ne voyait le soleil que le dimanche, après avoir passé la plus grande partie de sa journée à s’entrainer sur son violon.

Son fiancé, qu’elle connaissait depuis l’enfance, avait suivi un parcours similaire. Ils allaient se marier et fonder une famille.

Et puis il y avait eu ce voyage, pour la première fois, elle avait respiré profondément et perçu des émotions inconnues jusqu’alors. Elle avait vu des gens prendre leur temps, se laisser aller sur de la musique, faire la sieste pour échapper aux heures chaudes et prendre plaisir à discuter sur le pas de leur porte.

Il y avait certes de la pauvreté, du dénuement et de la souffrance partout où elle allait, mais elle avait désormais d’elle cette perception d’être vivante, de prendre des décisions pour elle chaque jour.

Si la vie était beaucoup plus difficile qu’au Japon, il lui semblait qu’au moins, elle lui demandait chaque jour de s’adapter, de patienter, de garder courage et qu’en échange, elle lui faisait ce grand cadeau de lui apporter de quoi s’émerveiller.

Jamais plus elle n’avait donné signe de vie à ses parents et à son fiancé.

Plus de trente ans se sont passés depuis notre rencontre. Je ne sais pas si elle se souvient de notre nuit dans ce minuscule lit, mais l’empreinte qu’elle a laissée sur ma vie est indélébile. Tant et si bien que j’ai soigneusement consigné cette rencontre dans mes carnets de voyage.

J’aimerais tant savoir quelle a été sa vie durant toutes ces années. Est-elle toujours là, pleine d’essentiel, pleine de liberté ? Ou alors, est-elle déjà partie vers un monde meilleur que celui qu’elle a eu le courage de rendre si bon ?

Peut-être que sa vie a été courte, peut-être qu’elle s’est tant remplie de sagesse au fil du temps et de l’errance, et qu’elle est aujourd’hui encore sur terre, en ayant soigneusement choisi son destin et ses compagnons de voyage.

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