Un job dans un journal

Un job dans un journal
Dessin au pastel retouché dans Gimp – Monique Ubaldi

Cette histoire s’est passée il y a presque trente ans.

Ce n’est que quelques années plus tard que je me décidai à consigner le détail de cette mésaventure professionnelle. Je craignais que si je tardais trop à le faire, je finirais par en oublier une bonne partie.

Il y a peu, en fouillant dans mes fichiers, je suis retombée dessus, après des décennies d’oubli, et j’ai décidé de partager le récit que j’en ai fait.

Il y a trente ans, donc, je fis ce que je n’aurais jamais dû faire ; me précipiter sur le premier emploi venu, dans l’espoir de gagner rapidement de l’argent et de retourner en Amérique latine.

Cette précipitation m’amena à vivre une situation complètement surréaliste. Il s’agissait d’un job dans un journal. La maison mère était assez éloignée, mais le poste qui m’incombait se trouvait dans un bureau proche de mon domicile.

Pour discuter de mon éventuelle embauche, j’avais passé un entretien avec le patron du journal. Cette heure en tête-à-tête m’avait fait penser qu’il n’était peut-être pas tout seul dans la sienne.

Je m’étais sentie fort mal à l’aise en sa présence.

Il monologuait beaucoup, sans laisser de repartie possible, et posait des questions et me coupait la parole lorsque je répondais. Ses discours enchainaient de longs soliloques confus et même souvent incompréhensibles. Il emmêlait divers thèmes ; ça pouvait partir de l’accès aux soins de santé dans les pays en développement pour arriver, sans que je comprenne vraiment comment ou pourquoi, à la farouche résistance coréenne à l’occupation japonaise.

Son regard fuyant se perdait dans l’épaisseur de ses lunettes et ses raisonnements confus et douteux m’avaient profondément troublée.

Je l’avais trouvé très étrange.

Mais néanmoins, toujours avec cette aspiration de retourner en Colombie par le premier avion, je signai le contrat.

J’appris qu’avant d’intégrer mon poste, je devrais me former dans les bureaux principaux, à deux heures de route de là.

*

En entrant le premier jour dans les bureaux, j’eus le désagréable sentiment que l’air y était trop épais, en passant la porte, il se figea dans ma gorge.

Les bureaux étaient sombres, les moquettes étaient sales, il flottait partout une forte odeur de tabac froid.

Le personnel déambulait dans les couloirs en silence, tête basse. Il ne semblait pas avoir de communication entre les employés.

Ce fut une semaine difficile, je passai une quarantaine d’heures éprouvantes à me former à ma nouvelle fonction, auprès de Marie-Claire, l’assistante de direction dont tous louaient le professionnalisme et le sérieux.

Marie-Claire, sous un vernis cool, était plutôt sèche, elle n’aimait pas répéter et elle me l’avait fait savoir d’un ton léger.

Je faisais chaque jour des efforts surhumains pour assimiler le flot d’informations qu’elle produisait, en serrant les mâchoires pour ne pas bâiller.

Trop souvent, je m’étais évadée dans mes rêveries, ce qui m’avait fait commettre l’erreur de poser des questions auxquelles elle avait déjà répondu. À ces occasions, elle avait fait courir dans son regard ce lourd et silencieux reproche que se permettent seulement les êtres doués de grande perfection.

La première matinée m’avait déjà laissée harassée de fatigue.

Et au fil des jours, progressivement, faisait lentement surface l’horrible sentiment d’avoir signé un contrat avec une entreprise qui avait de plus en plus de points communs avec une unité psychiatrique.

Car si cette histoire s’était résumée à cette mésentente, je n’aurais pas pris la peine de vous la raconter. Ce qui m’a convaincue de l’écrire, ce fut la prise de conscience, à quelques années de distance, que pendant ces interminables semaines, chaque jour avait amené son lot de situations rocambolesques.

*

Au cours de l’après-midi, entre deux injonctions, je vis Marie-claire se métamorphoser en gravure sainte lorsque le patron entra dans le bureau. Sa voix devint subitement toute douce et son regard avait embrassé le sol pour offrir la vue d’un profil de Madone.

Elle rayonnait comme une icône devant lui. L’assistante de direction chérissait le patron comme un père, comme un gourou.

En parallèle de la ferveur de Marie-Claire ; la nature revenant au galop, les autres employés avaient peu à peu abandonné le peu de vernis social qu’ils s’étaient imposés à mon arrivée.

L’ambiance avait peu à peu viré au cauchemar. Les journalistes se subtilisaient mutuellement les bonnes affaires et s’engueulaient à grands cris dans les couloirs. Dans l’indifférence générale, ils s’attrapaient par le col en hurlant des menaces.

Les réunions étaient dignes d’un régime totalitaire. Le patron haranguait son personnel en lui rappelant sans cesse les difficultés financières du journal, en lui reprochant le manque de dévotion à son encontre et en le culpabilisant pour le manque à gagner.

Et tous les soirs, apéro pour tout le monde dans le troquet d’en-face. Le patron offrant tournée sur tournée et poussant son personnel à boire copieusement des boissons alcoolisées jusqu’à une heure tardive.

*

Plus le temps passait et plus cette inquiétante certitude prenait corps ; j’avais signé un contrat qui me liait à des fous et j’avais atterri dans un monde parallèle.

Mon cerveau ramolli par deux années d’errance en Amérique du Sud n’avait peut-être pas encore atteint ma nouvelle adresse au moment où j’avais entrepris de répondre à la petite annonce.

Pratiquement tous les vendeurs qui travaillaient là avaient quitté leur précédent emploi de mécanicien ou d’employé de poste pour être miraculeusement promus vendeurs en publicité, avec costume et portable. Ils rêvaient tous d’un métier prestigieux qui figurerait sur une carte de visite, et espéraient faire carrière dans le milieu du journalisme.

Aucun ne se battait pour l’argent, puisque le patron payait peu, mais pour le prestige de porter une cravate.

Ils voulaient gravir les échelons du succès, le patron, fin analyste, avait deviné de ce fait que la compétition serait sans pitié.

J’aurais déjà dû prendre mes jambes à mon cou, me direz-vous.

J’étais optimiste. Je m’étais dite qu’une fois intégré le bureau à deux heures de là, je n’aurais plus à supporter toute cette malsaine exubérance.

Mais le pire n’était pas derrière.

Pas le pire, comme devoir supporter la voix de Marie-Claire, mais le pire dans le sens « Je vais me réveiller… Je vais me réveiller… »

*

Au terme de cette éprouvante formation, j’avais finalement intégré mon nouveau poste, heureuse de me retrouver à bonne distance des fous. J’y avais rencontré Schwartz, un jeune journaliste qui jusque-là avait occupé seul les locaux.

Le jour de mon entrée en service, j’avais constaté un fait curieux ; les portes des armoires et les tiroirs étaient défoncés, comme si l’endroit avait été le théâtre de violentes disputes.

Ça m’avait remis en mémoire un des nombreux monologues du patron qui s’était plaint que quelqu’un démolissait le mobilier du bureau. Comme une telle chose m’avait parue fort improbable, j’avais mis ces propos sur le compte de son esprit nébuleux.

Arriva un jour où je travaillais tranquillement sur mon ordinateur, j’entendais mon collègue argumenter au téléphone, dans l’autre bureau.

Au bout d’une demi-heure, j’entendis des cris de rage et le fracas de coups violents. Arrêt surpris de ma part et apparition de Schwartz dans mon bureau en proie à une vive agitation.

Il venait de rater une affaire au téléphone, et pour calmer sa rage, il braillait comme un âne les propos les plus crus.

Puis il s’en prit à l’armoire qui se trouvait là ; il distribuait des grands coups de pieds dans le mobilier. Les tiroirs tressautaient, les chaises volaient. Il hurlait comme un dément.

Sous le coup de l’émotion, les doigts tremblants et le rouge au front, je me remis consciencieusement à pianoter l’air de rien sur mon clavier pour cacher mon inquiétude.

Après quelques minutes de ce cirque, il reprit sa place et retourna à ses ventes.

Apparemment, Schwartz ne souffrait pas l’échec et la perte d’une affaire le mettait systématiquement dans cet état-là. Il était évident qu’il lui manquait une case comme aux autres, mais là… Rien ne m’étonnait plus.

Cette situation se reproduit souvent, à chaque vente perdue. Pourtant, en fermant un œil sur ses bizarreries, j’avais fini par trouver à Schwartz la grâce d’être drôle quand il n’entrait pas dans ses fureurs destructrices.

Je ne craignais pas qu’il s’en prenne à moi, son trip, c’était détruire des meubles.

Mais à mon arrivée, la machine marchait déjà contre lui, le patron et le comptable me demandaient discrètement des informations sur ses activités au bureau. Très vite, je compris qu’on m’avait également placée là pour surveiller ses agissements.

*

Cruauté du sort, le patron avait décrété que je devrais me rendre au bureau principal, chaque semaine, pour assister à la réunion hebdomadaire.

Deux heures et demie de train pour y aller, beaucoup d’angoisse sur le chemin, car l’ambiance y devenait de plus en plus sinistre. Les insultes, les disputes et les récriminations fusaient. Une partie des employés fumait abondamment pour mettre sur les nerfs ceux que ça indisposait.

Si nos rencontres s’étaient limitées à ces occasions, j’aurais trouvé ça supportable, mais il se trouve que le patron et son comptable se mirent à venir régulièrement dans le bureau que je partageais avec Schwartz.

Chaque fois, ils jetaient immanquablement un regard consterné sur l’état en perpétuelle dégradation du mobilier et me demandaient si ce carnage avait été fait en ma présence.

Ils savaient que c’était Schwartz.

Pourquoi me posaient-ils ces questions, alors ?

Et Schwartz niait les faits, et leurs questions me mettaient devant des situations irréelles.

Qui d’autre pouvait bien mettre ce mobilier en charpie à votre avis ? Puisque nous étions Schwartz et moi seuls à occuper ces bureaux.

Il n’y avait même pas un service de nettoyage que l’on aurait pu suspecter de détruire les meubles à coups de balai avant de passer l’aspirateur.

Je me bornais à leur dire que rien de tel ne se produisait en ma présence, et suivant leur logique, que j’ignorais qui pouvait bien s’adonner au pugilat dans ce bureau.

Très vite, l’étau devait se refermer sur Schwartz, qui se retrouva incriminé de destruction massive du matériel et instigateur d’un savant sabotage de l’entreprise en travaillant pour le compte de son père pendant ses heures de travail.

Il fut renvoyé sur-le-champ, me dit au revoir avec un grand sourire, nullement décomposé. Il retournait à son ancien poste de journaliste, ravi de cette opportunité, et je ne le revis plus.

*

Je continuai à me rendre aux réunions une fois par semaine, et cette corvée était chaque fois plus éprouvante. Parfois Marie-Claire collait des bisous consolateurs au directeur pendant qu’il nous servait ses monologues morbides.

Un jour, il demanda à la ronde quelle fille aimait telle pratique intime, et à quelle fréquence.

Une autre fois, il nous expliqua clairement qu’il ne donnerait pas de congé maternité, et que si l’une d’entre nous se trouvait enceinte, elle n’aurait qu’à se faire avorter.

Mais en dehors de ces occasionnelles délicatesses, la conversation tournait immanquablement autour des 200 000 euros de dettes qui écrasaient le journal. C’était à nous d’assurer à la vente pour résorber cette dette.

Ce journal, d’après le patron, était notre seule survie possible. Sans lui, nous étions tous condamnés à errer sans but. Il était de notre responsabilité de trouver les ressources pour cette lutte commune qui nous liait.

Les employés buvaient ses paroles, et faisaient leur possible pour calmer la tornade d’émotions qui s’emparait de lui. Marie-Claire le prenait alors dans ses bras pour calmer son agitation.

C ‘était bien leur gourou, celui qui leur avait donné un travail prestigieux, une cravate et un portable.

Ces étrangetés m’épuisaient, et je me tenais assise au bord de ma chaise comme si elle me brûlait. J’avais été également assignée à la vente, et je m’étais révélée bien piètre, ce qui me valut de nombreuses remontrances. Il me fallait à chaque fois deux jours pour me remettre de ces réunions.

*

Entre deux portes, les employés évoquaient discrètement les soirées arrosées et onéreuses que s’offrait le patron avec son assistante et son comptable. Tous les trois adoraient boire des verres le soir dans les bars, et l’apéro de la sortie du travail se terminait souvent pour eux vers cinq heures du matin.

Le scénario variait peu ; à ces occasions, le patron, tout en entrainant encore un peu plus ses compagnons dans l’alcoolisme, arrivait immanquablement à un moment ou, arrivé à un seuil critique d’ébriété. Il se mettait alors à brailler de sa grande voix d’ivrogne ses convictions politiques.

Quelques fois, perdu dans son délire éthylique, il s’en prenait à un individu qui noyait ses peines au bar. Le comptable tentait chaque fois de le ramener à la raison, et se prenait quelques pains au passage.

Au petit matin, ils rentraient tous trois, la tête lourde, liés par une grande complicité.

Le lendemain, ils arrivaient vers onze heures, pâles et migraineux. Marie-Claire prenait place à son bureau avec de profonds soupirs en ignorant la présence de sa collègue de bureau, Mademoiselle Solange.

*

Solange, je l’avais adorée tout de suite. Elle rayonnait de gentillesse et de simplicité parmi les individus qui peuplaient les locaux. Elle était pétillante, vive et sympathique. C’était charmant de la voir marcher de son pas de petite danseuse dans les couloirs, ses dossiers sous les bras.

Marie-Claire se plaignait amèrement d’elle à qui avait la patience de supporter son ton éprouvé. Elle rapportait au patron ses erreurs, son manque de rigueur. Parfois, en veine de mauvaise foi, Il s’acharnait pendant une heure à lui faire avouer ses torts. À ses côtés, Marie-Claire, fixant le tapis, goutait le fruit de ses délations.

Peut-être y avait-il dans cette soif de persécution chronique, une pointe de jalousie; le malheur de Marie-Claire était d’avoir un généreux fessier qui lui créait de nombreux complexes.

Solange servait également de bouc émissaire à une bonne partie des vendeurs et essuyait souvent de leur part des propos irrespectueux. Parfois, le patron la convoquait à la réunion pour lui faire des réprimandes sur son travail.

Mademoiselle Solange était convaincue d’être une plaie dans le marché de l’emploi et craignait de s’y aventurer. Elle avait une peur bleue de perdre ce travail puisqu’elle avait un mari avec un long poil dans la main.

Une première expérience professionnelle au service des impôts, suivie d’un emploi d’aide-comptable dans ce journal avaient largement ébranlé sa confiance. Marie-Claire et le patron la confortaient dans son image d’incapable, et s’assuraient ainsi qu’elle se contente du travail qu’ils lui rémunéraient fort mal.

*

À l’issue d’une réunion, Schwartz, fraichement congédié, fut remplacé par un dénommé Rossi, et il fut décidé que Pulpo (un des vendeurs en publicité) travaillerait dans notre bureau quelques jours par semaine, histoire de le surveiller.

Pulpo, je vais prendre le temps de vous le décrire un peu plus parce qu’il a été dans cette histoire, la cerise sur le gâteau.

Dans une vie, il est très improbable de rencontrer quelqu’un comme lui.

Son expression déjà, hautaine et méprisante, son amour pour les montres luxueuses et les voitures de sport, son mépris pour la gente féminine (vouée soit à la condition de fille facile, soit à la soumission dans la cuisine), l’incommensurable bêtise de ses propos…

Et puis il était fourbe; il détournait les clients des autres vendeurs.

Les autres employés l’évitaient dans la mesure du possible, sauf pour lui tomber dessus dans les couloirs lorsqu’ils constataient le saccage de leur portefeuille clients.

Il était comme moi, fils d’émigrés italiens. Seul garçon de la famille depuis le décès du patriarche, il avait pris sa place et exigeait les mêmes privilèges auprès de sa mère et de ses sœurs.

Au premier regard, j’éprouvai immédiatement une aversion instinctive pour sa figure grasse et inexpressive. Ce type avait le don de me mettre dans une rage incontrôlable.

Son arrogance devait se mesurer au nombre de fois où des inconnus lui avaient crevé les roues de sa voiture. Ça lui arrivait tout le temps, ou alors on lui cassait son rétroviseur ou on lui rayait la belle carrosserie de son modèle sport.

Pulpo passait ses journées à pester contre les vandales, sans s’imaginer une minute qu’il devait avoir sa responsabilité dans cet acharnement collectif

Lui aussi n’aimait que le patron dans sa vie et s’évertuait à gâcher celle de tous ceux qui croisaient son chemin y compris celle de Marie-Claire qu’il considérait avec son œil de matou jaloux.

Au bout d’un mois, j’en vins à plaindre sa mère, ses sœurs, et quiconque avait le malheur de devoir le côtoyer.

Au bout de deux mois, je trouvais extraordinaire que personne n’ait encore songé à le jeter dans le lac avec une pierre attachée aux pieds.

Au bout de trois mois, je me surpris à prier pour qu’il meure dans un accident de voiture.

*

Roberto Rossi, fraichement embauché dans le journal pour remplacer Schwartz, et tout aussi récemment sorti de prison, se révéla être aussi cocasse que les autres. Bien que fort sympathique, il était lui aussi flanqué de mœurs très insolites.

Il vivait sa vie avec un élan immodéré. Joyeux, vivace, aussi porté sur l’alcool que le patron.

Avant sa détention, il avait dirigé une affaire qui s’était révélée florissante au départ, lui assurant un excellent train de vie, et ensuite nettement moins quand la police avait commencé à s’intéresser à ses activités.

C’était un vrai petit macho latin d’une cinquantaine d’années, moustachu et nerveux qui plaisait énormément aux femmes avec sa spontanéité d’adolescent et sa vivacité.

Pour commencer, à ma question « D’où connais-tu le patron ? », il me répondit d’un ton distrait, indistinctement dans sa grande moustache, et je crus bien entendre qu’ils s’étaient connus lors de partouzes auxquelles le patron participait avec sa femme et je ne sais qui d’autre.

Et ça n’avait pas l’air de le perturber un seul instant.

*

Rossi, comme je me rendis compte pendant notre collaboration, s’adonnait énergiquement à des vices tels que beuveries en compagnie de femmes esseulées, soirées privées dans les nightclubs avec ses copains où il louait les services de lesbiennes et de stripteaseuses, conduite en état d’ivresse, sans oublier les petits business divers qui lui avaient déjà couté neuf mois de prison.

Il prit peu à peu ses aises dans le bureau, nous devinrent sinon bons amis, de bons collègues. Je vis apparaitre un jour un matelas dans la cuisine. Le trajet était trop long jusqu’à son domicile, il préférait dormir là pendant la semaine.

La vie nocturne jusque-là très calme du bureau s’anima.

Il m’arrivait fréquemment de croiser le matin des dames qui cherchaient la salle de bain. Elles quittaient le bureau, et Rossi sortait de la cuisine en slip pour son petit pipi du matin. Il passait ensuite dans mon bureau, et me racontait les détails curieux de sa nuit en savourant sa première clope dans son kangourou blanc.

« Elle avait un de ses bides, c’te nana… ! Un bide comme ça ! » me dit-il un jour de son ton enjoué en mimant sur lui un gros ventre imaginaire.

Un autre jour, il se leva un peu tard, et un client passa pour demander des renseignements. Rossi eut juste le temps de détaler dans la salle de bain en attendant le départ du visiteur, assis sur la cuvette.

Il prenait sa douche, se rasait et s’habillait soigneusement pour sa journée de travail. Je travaillais l’odeur du savon qui passait sous la porte.

C’est fou comme dans un environnement où rien ne ressemble plus à rien, on peut considérer normal de commencer sa journée avec un collègue en slip, comme si c’est la chose la plus naturelle au monde. Rossi n’essaya jamais de me séduire, et se borna à me traiter avec sa joyeuse franchise tout au long de notre collaboration.

*

Là-dessus, tombaient les visites de Pulpo qui arrivait immanquablement de mauvaise humeur le matin. Je le voyais arriver de face dans le couloir, énorme et mou, avec son rictus incommodant.

C’était l’être le plus misogyne qui soit. Il avait hérité d’ancêtres particulièrement puants la fâcheuse coutume de considérer les femmes comme des filles de mauvaise vies ou à les tenir pour des êtres voués à la soumission dans la cuisine.

Il m’appelait souvent depuis sa voiture, juste pour montrer qui était le chef, et sans un bonjour, se mettait à me donner des ordres.

Il ne me saluait jamais.

Il avait un rituel, il décapsulait un coca et s’adressant à Rossi, annonçait fièrement qu’il avait bu et baisé la veille et qu’il avait la gueule de bois.

Il s’enfermait ensuite dans la salle de bain, et au bout d’un quart d’heure de siège, une odeur nauséabonde envahissait toutes les pièces du bureau. Non seulement il me fallait trouver chaque jour la force d’endurer sa personne, mais il me fallait également supporter l’odeur du contenu de ses intestins qu’il laissait mariner une bonne heure dans la cuvette avant de tirer l’eau.

Puis, il s’asseyait à son bureau, sortait un papier gras rempli de croissants au beurre qu’il fourrait d’un demi-kilo de charcuterie avant de les engloutir avec son coca.

Je me mis à lui rendre discrètement la vie difficile. J’égarai tout d’abord le mode d’emploi des téléphones, et entrepris de mélanger les programmations une à deux fois par semaine.

Il se retrouva successivement en communication avec les pompiers, la police, une viennoiserie autrichienne et les pompes funèbres, et tous ses correspondants habituels se mirent à valser inexplicablement d’une touche à l’autre.

Comme son cerveau était nanti de la même logique que celui de ses supérieurs, jamais il ne soupçonna mon sabotage.

Il se plaignit en réunion du fait que son téléphone s’autoprogrammait et qu’il fallait le lui changer. Cette déclaration lui valut au plus un regard étonné de l’assistance qui passa sans s’attarder au reste de l’ordre du jour.

J’œuvrais discrètement, lui compliquer l’existence était devenu comme une soupape. Il se mit à perdre ses papiers, ses dossiers. Il lui manquait souvent des chemises ou alors il oubliait des papiers importants.

Tous ces incidents ne faisaient que renforcer sa mauvaise humeur, et il n’en devenait que plus difficile à vivre. Il se fâchait souvent, pour des raisons désormais tout à fait légitimes. Moi, je pouvais finalement savourer ses colères d’un cœur léger.

L’ambiance s’améliora un peu.

*

Les semaines passaient, ponctuées par les réunions du mardi et par les licenciements intempestifs qui s’abattaient sur l’effectif.

À mon arrivée, le personnel se composait de deux graphistes, sept vendeurs, une réceptionniste, un comptable, une assistante comptable, une secrétaire de direction, quelques journalistes freelances qui avaient un contrat avec le journal. Durant le temps que dura notre collaboration, le patron s’adonna au licenciement sauvage jusqu’à entamer largement son personnel.

Le scénario du licenciement était invariablement le même.

Quand il avait un employé dans le collimateur, le patron l’envoyait à ses affaires chaque fois qu’il y avait des réunions. En bout de table, la bouche amère, il faisait part à tous les autres employés de ses doutes sur l’attitude suspecte et l’évidente volonté de nuire de l’absent.

Les jours suivants, il cherchait, avec l’aide du comptable et de Marie-Claire, un moyen de le virer de la façon la plus sournoise possible. Tous trois mettaient en place les stratagèmes les plus farfelus pour le renvoyer en évoquant l’erreur professionnelle grave. On les voyait alors comploter à voix basse, organisant la traque de leur victime.

Dans leur délire paranoïaque, le malheureux devenait alors l’ennemi public, le fraudeur, le dangereux malfaiteur qu’il fallait absolument désarmer et renvoyer sans essuyer trop de représailles.

À ces moments, la vie au bureau tournait au roman policier, le patron appelait ses employés quinze fois par jour sur leur portable et leur énumérait d’une voix aigre les nouvelles preuves qui s’abattaient sur les épaules de l’employé fautif. Portables et téléphones sonnaient de partout, et l’air se chargeait de sous-entendus.

Les deux employés préférés du patron, ses gardes du corps, comme il se plaisait à les nommer, l’épaulaient dans la lutte, et Marie-Claire faisait profiter le traitre de ses œillades souffertes et de son dédain infini.

*

Un matin, je vis revenir Rossi terriblement inquiet, visiblement encore soul de la veille. Il avait minutieusement inspecté tout le quartier pour découvrir qu’on lui avait volé sa voiture pendant la nuit, il fallait la retrouver très vite. Je lui proposai d’alerter la police, ce qu’il refusa catégoriquement.

Ce fut une longue journée pour lui, il se rongeait les sangs, tournait en rond et devenait de plus en plus nerveux. Chaque sonnerie de téléphone le faisait sursauter, et il finit par aller voir ses clients pour calmer son angoisse.

Quand je le quittai le soir, pour la première fois, je le vis abattu.

*

Le lendemain, la voiture n’ayant toujours pas réapparu. Rossi, hystérique de sa longue nuit sans sommeil, fila très tôt sonder sa clientèle. Moi, tranquille, je vaquai à mes occupations pendant une bonne partie de la matinée quand le téléphone sonna, et une jeune femme me demanda si Monsieur Rossi travaillait bien là.

Elle savait où se trouvait la voiture, elle était juste en bas de chez elle. Elle me dit qu’elle attendait que son propriétaire vienne la chercher, puis, me sentant étonnée, elle me raconta les détails de leur rencontre.

Cette dame qui rentrait chez elle la nuit de la disparition de la voiture, était sortie de la sienne au moment où passait un véhicule fou qui zigzaguait sur la chaussée. Au volant, Rossi, complètement soul, avait fini sa course erratique sur une borne centrale en béton. Elle vint le secourir, et le trouva à quatre pattes, incohérent. Il n’avait pas voulu qu’elle l’emmène à l’hôpital, mais avait accepté qu’elle le reconduise au bureau.

Arrivé à destination, il avait sorti une carte de visite et avait promis de venir rechercher sa voiture le lendemain.

Puis il s’était couché, et avait oublié dans son sommeil tout ce qui lui était arrivé.

Quand Rossi rentra de ses affaires, je lui fis joyeusement part de la découverte de la voiture. Toute sa nuit lui revint en mémoire et pour la première fois je le vis plutôt mal à l’aise malgré son contentement.

En fait, ce qui l’aurait terriblement gêné, c’est que le service d’ordre retrouve sa voiture avec les 10 grammes de cocaïne qu’il s’apprêtait à revendre, et qu’il avait planqués dans la boite à gants. Ce nouveau petit business aurait pu lui couter très cher s’il avait été découvert par la police, et aurait sans doute motivé un retour en prison.

Je le vis partir et revenir, souriant et soulagé, tout content que cette histoire en finisse là.

*

Il retourna dans son bureau et après quelques minutes m’appela pour vérifier quelque chose. « tu crois que c’est assez comme ça ? » Je me rendis dans son bureau. Il était en train de réduire en poudre une grosse ligne de cocaïne et me demandait en toute simplicité si la quantité de poudre était suffisante pour se faire un rail.

Mon long séjour en Colombie m’avait donné assez d’expérience dans ce domaine pour pouvoir lui dire avec certitude qu’il y avait là de quoi le tuer net. Il avait l’air étonné, en fait, c’était la première fois qu’il goutait à cette drogue.

Je partageais donc la cocaïne, et d’une partie, je tirai deux petites lignes bien raisonnables. Il prit la première, je me penchai délicatement sur la seconde, et l’aspirai en repensant à ma vibrante Colombie. Après tout, une petite compensation dans cette histoire de fou était la bienvenue.

*

Et la vie suivait son cours, prises de tête quotidiennes avec Pulpo l’imbécile et prises de tête au téléphone avec Marie-Claire qui m’infantilisait à temps plein. Moi, je perdais complètement pied dans cette histoire et j’accumulais les oublis, les erreurs et les fautes d’orthographe, ce qui me valait des ambiances encore plus glaciales aux réunions.

Rossi travaillait la journée et festoyait le soir avec une intensité qui me laissait admirative. Comment un petit homme de son âge trouvait-il l’énergie nécessaire pour gagner sa vie, boire comme un Polonais et culbuter des dames dans le bureau six jours par semaine tout en ayant une copine attitrée, c’était un mystère.

Six mois passèrent ainsi, ponctués par les disputes des vendeurs, les renvois qui tombaient, les pics d’autorité de Marie-Claire, les commentaires vulgaires et cyniques du patron et les réunions qui tournaient de plus en plus à la paranoïa collective.

Moi, je cherchais activement une place ailleurs, car je commençais à ressentir des angoisses à l’idée de venir travailler.

Je n’arrivais pas à me concentrer sur mon travail, et j’étais nulle à la vente. Je commençais à alléger considérablement le rôle de bouc émissaire tenu par Solange, et nous nous retrouvâmes toutes deux affichées d’incapables irrécupérables à nous réconforter mutuellement.

*

Puis un mercredi matin, j’avais trouvé la porte du bureau ouverte. Quelqu’un avait dévalisé le bureau et surtout la caisse, en emportant l’agent qui s’y trouvait.

J’avais appelé la police, trop tôt au gout du patron et du comptable qui voulaient simuler un vol par effraction. La police dit au patron que j’avais certainement laissé la porte ouverte en quittant la veille et que quelqu’un en avait profité. Le comptable essaya de me faire dire que c’était moi qui avais organisé le coup, mais la police ignora complètement cette hypothèse. Je devais paraitre à raison bien plus honnête que lui.

Cet incident me valut des temps encore plus difficiles. Pour compenser cette perte, les primes à Noël furent supprimées, et un lourd reproche collectif se mit à planer constamment sur ma personne. Solange et Rossi gardèrent leur bonne humeur.

Marie-Claire se mit à me surveiller plus étroitement, et le comptable me demanda à la réunion suivante, si ce n’était pas moi qui avais mis des baskets taille quarante-cinq pour voler la caisse, puisque c’est le seul signalement que nous avait donné la police du voleur.

*

Puis Rossi eut un autre accident de la route. Ivre mort, il avait roulé trop vite et avait fait des tonneaux dans un champ. Il avait abandonné le véhicule, et était rentré je ne sais comment à son domicile, couvert d’hématomes et de coupures, histoire d’éliminer un peu l’alcool dans son sang avant de déclarer l’accident à la police.

Mais cette fois, la police n’en resta pas là, et lui retira son permis.

Cette situation changea radicalement son statut au journal. Sans voiture, un vendeur devient inutile. Il fut licencié pour faute grave, et l’apprit le lendemain quand il arriva de très bonne heure au bureau. Sa clé n’entrait plus dans la serrure.

Du coup, nous étions deux sur le palier, à nous demander ce qu’il se passait.

Pulpo arriva et nous informa que nous ne faisions plus partie de l’entreprise.

Le patron et le comptable avaient fait intervenir un serrurier la veille, histoire de faire comprendre à Rossi et à moi que nous étions de trop au journal.

Deux semaines plus tard, à midi, je quittai pour la dernière fois les locaux. En traversant la route, je tombais sur un copain qui allait monter une exposition de reliques dans une ancienne église, et passai avec lui les quinze jours qui suivirent.

Cette transition fut nécessaire pour revenir à un monde cohérent.

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