
Cette histoire s’est passée il y a presque trente ans.
Ce n’est que quelques années plus tard que je me décidai à consigner le détail de cette mésaventure professionnelle. Si je tardais trop à le faire, je finirais par en oublier une bonne partie.
Je suis retombée dessus, après des décennies d’oubli. Et aujourd’hui, je décide de partager le récit que j’en ai fait.
Il y a trente ans, donc, je fis ce que je n’aurais jamais dû faire ; me précipiter sur le premier emploi venu, dans l’espoir de gagner rapidement de l’argent et de retourner en Amérique latine.
Cette précipitation m’a amenée à vivre une situation complètement surréaliste. Il s’agissait d’un job dans un journal. La maison mère était assez éloignée, mais le poste qui m’incombait se trouvait dans un bureau proche de mon domicile.
Pour discuter de mon éventuelle embauche, j’avais passé un entretien avec le patron du journal. Cette heure en tête-à-tête m’avait convaincue qu’il n’était peut-être pas tout seul dans la sienne.
Il m’avait mise très mal à l’aise.
Il monologuait beaucoup, sans laisser de repartie possible, etposait des questions et me coupait la parole lorsque je répondais. Il enchainait de longs soliloques confus et même souvent incompréhensibles. Il emmêlait divers thèmes ; ça pouvait partir de l’accès aux soins de santé dans les pays en développement pour arriver, sans que je comprenne vraiment comment ou pourquoi, à la farouche résistance coréenne à l’occupation japonaise.
Son regard fuyant se perdait dans l’épaisseur de ses lunettes et ses raisonnements confus et douteux m’avaient profondément troublée.
Je l’avais trouvé très étrange.
Mais néanmoins, toujours avec cette aspiration de retourner en Colombie par le premier avion, je signai le contrat.
J’appris qu’avant d’intégrer mon poste, je devrais me former dans les bureaux principaux, à deux heures de route de là.
*
En entrant le premier jour dans les bureaux, j’eus le désagréable sentiment que l’air y était oppressant.
Les bureaux étaient sombres, les moquettes étaient sales, il flottait partout une forte odeur de tabac froid.
Le personnel déambulait dans les couloirs en silence, tête basse. Il ne semblait pas avoir de communication entre les employés.
Ce fut une semaine difficile, je passai une quarantaine d’heures éprouvantes à me former à ma nouvelle fonction, auprès de Marie-Claire, l’assistante de direction dont tous louaient le professionnalisme et le sérieux.
Marie-Claire, sous un vernis cool, était plutôt sèche, elle n’aimait pas répéter et elle me l’avait fait savoir d’un ton léger.
Je faisais chaque jour des efforts surhumains pour assimiler le flot d’informations qu’elle produisait, en serrant les mâchoires pour ne pas bâiller.
Trop souvent, je m’étais évadée dans mes rêveries, ce qui m’avait fait commettre l’erreur de poser des questions auxquelles elle avait déjà répondu. À ces occasions, elle avait fait courir dans son regard ce lourd et silencieux reproche que se permettent seulement les êtres doués de grande perfection.
La première matinée m’avait déjà laissée harassée de fatigue.
Et au fil des jours, progressivement, faisait lentement surface l’horrible sentiment d’avoir signé un contrat avec une entreprise qui avait de plus en plus de points communs avec une unité psychiatrique.
Car si cette histoire s’était résumée à cette mésentente, je n’aurais pas pris la peine de vous la raconter. Ce qui m’a convaincue de l’écrire, ce fut la prise de conscience, à quelques années de distance, que pendant ces interminables semaines, chaque jour avait amené son lot de situations rocambolesques.
*
Au cours de l’après-midi, entre deux injonctions, je vis Marie-claire se métamorphoser en gravure sainte lorsque le patron entra dans le bureau. Sa voix devint subitement toute douce et son regard avait embrassé le sol pour offrir la vue d’un profil de Madone.
Elle rayonnait comme une icône devant lui. L’assistante de direction chérissait le patron comme un père, comme un gourou.
En parallèle de la ferveur de Marie-Claire ; la nature revenant au galop, les autres employés avaient peu à peu abandonné le peu de vernis social qu’ils s’étaient imposés à mon arrivée.
L’ambiance avait peu à peu viré au cauchemar. Les journalistes se subtilisaient mutuellement les bonnes affaires et s’engueulaient à grands cris dans les couloirs. Dans l’indifférence générale, ils s’attrapaient par le col en hurlant des menaces.
Les réunions étaient dignes d’un régime totalitaire. Le patron haranguait son personnel en lui rappelant sans cesse les difficultés financières du journal, en lui reprochant le manque de dévotion à son encontre et en le culpabilisant pour le manque à gagner.
Et tous les soirs, apéro pour tout le monde dans le troquet d’en-face. Le patron offrant tournée sur tournée et poussant son personnel à boire copieusement des boissons alcoolisées jusqu’à une heure tardive.
*
Plus le temps passait et plus cette inquiétante certitude prenait corps ; j’avais signé un contrat qui me liait à des fous et j’avais atterri dans un monde parallèle.
Mon cerveau ramolli par deux années d’errance en Amérique du Sud n’avait peut-être pas encore atteint ma nouvelle adresse au moment où j’avais entrepris de répondre à la petite annonce.
Pratiquement tous les vendeurs qui travaillaient là avaient quitté leur précédent emploi de mécanicien ou d’employé de poste pour être miraculeusement promus vendeurs en publicité, avec costume et portable. Ils rêvaient tous d’un métier prestigieux qui figurerait sur une carte de visite, et espéraient faire carrière dans le milieu du journalisme.
Ils ne se battaient pas pour l’argent, puisque le patron payait peu, mais pour le prestige de porter une cravate.
Ils voulaient gravir les échelons du succès, le patron, fin analyste, avait deviné de ce fait que la compétition serait sans pitié.
J’aurais déjà dû prendre mes jambes à mon cou, me direz-vous.
J’étais optimiste. Je m’étais dite qu’une fois intégré le bureau à deux heures de là, je n’aurais plus à supporter toute cette malsaine exubérance.
Mais le pire n’était pas derrière.
Pas le pire, comme devoir supporter la voix de Marie-Claire, mais le pire dans le sens « Je vais me réveiller… Je vais me réveiller… »
*
Au terme de cette éprouvante formation, j’avais finalement intégré mon nouveau poste, heureuse de me retrouver à bonne distance des fous. J’y avais rencontré Schwartz, un jeune journaliste qui jusque-là avait occupé seul les locaux.
Le jour de mon entrée en service, j’avais constaté un fait curieux ; les portes des armoires et les tiroirs étaient défoncés, comme si l’endroit avait été le théâtre de violentes disputes.
Ça m’avait remis en mémoire un des nombreux monologues du patron qui s’était plaint que quelqu’un démolissait le mobilier du bureau. Comme une telle chose m’avait parue fort improbable, j’avais mis ces propos sur le compte de son esprit nébuleux.
Arriva un jour où je travaillais tranquillement sur mon ordinateur, et j’entendais mon collègue argumenter au téléphone, dans l’autre bureau.
Au bout d’une demi-heure, j’entendis des cris de rage et le fracas de coups violents. Arrêt surpris de ma part et apparition de Schwartz dans mon bureau en proie à une vive agitation.
Il venait de rater une affaire au téléphone, et pour calmer sa rage, il braillait comme un âne les propos les plus crus.
Puis il s’en prit à l’armoire qui se trouvait là ; il distribuait des grands coups de pieds dans le mobilier. Les tiroirs tressautaient, les chaises volaient. Il hurlait comme un dément.
Sous le coup de l’émotion, les doigts tremblants et le rouge au front, je me remis consciencieusement à pianoter l’air de rien sur mon clavier pour cacher mon inquiétude.
Après quelques minutes de ce cirque, il reprit sa place et retourna à ses ventes.
Apparemment, Schwartz ne souffrait pas l’échec et la perte d’une affaire le mettait systématiquement dans cet état-là. Il était évident qu’il lui manquait une case comme aux autres, mais là… Rien ne m’étonnait plus.
Cette situation se reproduit souvent, à chaque vente perdue. En fermant un œil sur ses bizarreries, j’avais fini par trouver à Schwartz la grâce d’être drôle quand il n’entrait pas dans ses fureurs destructrices.
Je ne craignais pas qu’il s’en prenne à moi, son trip, c’était détruire des meubles.
Mais à mon arrivée, la machine marchait déjà contre lui, le patron et le comptable me demandaient discrètement des informations sur ses activités au bureau. Très vite, je compris qu’on m’avait également placée là pour surveiller ses agissements.
*
Cruauté du sort, le patron avait décrété que je devrais me rendre au bureau principal, chaque semaine, pour assister à la réunion hebdomadaire.
Deux heures et demie de train pour y aller, beaucoup d’angoisse sur le chemin, car l’ambiance y devenait de plus en plus sinistre. Les insultes, les disputes et les récriminations fusaient. Une partie des employés fumait abondamment pour mettre sur les nerfs ceux que ça indisposait.
Si nos rencontres s’étaient limitées à ces occasions, j’aurais trouvé ça supportable, mais il se trouve que le patron et son comptable se mirent à venir régulièrement dans le bureau que je partageais avec Schwartz.
Chaque fois, ils jetaient immanquablement un regard consterné sur l’état en perpétuelle dégradation du mobilier et me demandaient si ce carnage avait été fait en ma présence.
Ils savaient que c’était Schwartz.
Pourquoi me posaient-ils ces questions, alors ?
Et Schwartz niait les faits, et leurs questions me mettaient devant des situations irréelles.
Qui d’autre pouvait bien mettre ce mobilier en charpie à votre avis ? Puisque nous étions Schwartz et moi seuls à occuper ces bureaux.
Il n’y avait même pas un service de nettoyage que l’on aurait pu suspecter de détruire les meubles à coups de balai avant de passer l’aspirateur.
Je me bornais à leur dire que rien de tel ne se produisait en ma présence, et suivant leur logique, que j’ignorais qui pouvait bien s’adonner au pugilat dans ce bureau.
Très vite, l’étau devait se refermer sur Schwartz, qui se retrouva incriminé de destruction massive du matériel et instigateur d’un savant sabotage de l’entreprise en travaillant pour le compte de son père pendant ses heures de travail.
Il fut renvoyé sur-le-champ, me dit au revoir avec un grand sourire, nullement décomposé. Il retournait à son ancien poste de journaliste, ravi de cette opportunité, et je ne le revis plus.
*